Pourquoi voudraient-ils perdre leurs privilèges? Les hommes n’ont absolument pas intérêt à court terme à vouloir l’égalité. Les femmes comme les hommes ont intériorisé la hiérarchie masculin/féminin.
Nous sommes dans un système très inégalitaire qui a deux-cent mille ans.
Comment le sait-on ? Grâce aux découvertes de l’ADN mitochondrial. En effet, quand on retrouve des squelettes, on peut montrer que les hommes sont de la même lignée mais que les femmes ne le sont pas, et que les femmes de la lignée sont donc ailleurs ou mortes. Ce qui signifie qu’elles sont remplacées par des femmes d’autres groupes ou d’autres clans. Ou bien, elles ont été volées à un autre groupe, ce qu’on retrouve par exemple dans la mythologie, dans l’enlèvement des Sabines. Ou bien, et c’est sans doute ce qui s’est développé, c’est un échange de femmes, les femmes devenant donc un bien matériel, un bien mobilier.
La domination masculine, c’est la question du continuum. On ne peut pas saucissonner le problème ; ce que j’ai essayé de montrer dans mon film « La domination masculine ». Il y a un continuum dans toutes les formes de domination, des jouets pour enfants à toute les sortes de représentations stéréotypées et à toutes les formes de violences faites aux femmes. Ce continuum est structuré et complexe. Le système est solide et durable, très cohérent.
Ce système est récursif: une cause est aussi une conséquence. C’est en cela qu’il est très difficile à renverser. Des adultes qui ont reçu une éducation stéréotypée vont donner une éducation stéréotypée à leurs enfants. On ne donne pas une éducation égalitaire car on est dans une société inégalitaire.
Ce système est holographique : c’est la forme dans la forme. C’est comme un chou romanesco : chaque branche a la forme du chou entier. La domination masculine fonctionne de même à l’échelle de groupes sociaux, de pays, de continents ; au sein d’un village ou d’une mairie ; au sein de l’entreprise ou de la famille, mais aussi en chacun de nous. Chacun porte en soi un ensemble conceptuel qui le met dans cette organisation hiérarchique. Ce fonctionnement se répète à tous les niveaux, livres, films etc.
Je ne peux observer ce système que de mon niveau, c’est-à-dire du point de vue d’un homme hétérosexuel d’une classe sociale assez bonne, dans un pays plutôt riche. Je ne sais pas ce que c’est qu’expérimenter la société dans laquelle nous vivons en tant que femme. J’en ai une idée abstraite. Si vous saviez mesdames à quel point c’est confortable de vivre dans cette société en tant qu’homme, cela dépasse tout ce que vous imaginez. Par exemple, je ne vais pas penser au risque d’être agressé sexuellement quand je vais chercher ma voiture dans un parking.
Je refuse de dire que je suis féministe. J’essaie d’être pro-féministe. C’est une manière de rappeler qu’il y a une différence entre la connaissance profonde qu’on peut avoir en tant qu’homme ou femme de ces problèmes. Je ne peux envisager cela que du point de vue qui est le mien, celui d’un homme. Car l’empowerment des femmes entraîne le désemporwement des hommes.
Souvent je sens sur la défensive les hommes à qui je parle. Ils se sentent agressés comme si on parlait d’eux de manière négative. Or personne n’a décidé de naître en tant qu’homme ou n’a inventé le patriarcat. Mais à partir du moment où l’on en prend conscience, on peut décider de prendre sa vie en main.
Comment peut-on réagir en tant qu’homme ?
ll y a le pôle masculiniste où les hommes ont un pouvoir total. C’est le patriarcat. A l’autre bout, vous avez une position proche des féministes radicales. L’ensemble des hommes s’échelonne sur cette échelle. C’est très valorisé d’ans notre société d’être congru. En réalité nous ne le sommes pas. On observe par exemple des hommes très égalitaires dans leur couple et pas du tout en entreprise ou l’inverse.
J’ai infiltré un groupe masculiniste au Québec. Les Québecois m’avaient montré comment essaimer pour reproduire des actions médiatiques. Ainsi, un homme a grimpé dans une grue à Nantes pour demander la garde de ses enfants. Grimper est un symbole de virilité. En réalité, la parentalité n’est pas leur combat. Les mouvements masculinistes occupent beaucoup d’espace dans les médias, que les hommes soient des politiques ou des psys en particulier.
Dans une société où un groupe social bénéficie de beaucoup de privilèges, il n’y a aucune raison de penser que ce groupe va les abolir. Le partage du pouvoir va se faire au détriment des hommes. Ce que les femmes vont gagner, les hommes vont le perdre. Si vous prenez l’assemblée nationale, les hommes vont de voir laisser leur place à des femmes ou bien des hommes qui voulaient la place des hommes, vont devoir la laisser aussi. Il faut arrêter avec l’idée que les hommes vont lâcher du pouvoir « naturellement ».
Au contraire, les hommes développent des stratégies pour maintenir leurs privilèges :
- Le contournement du problème ;
- La dérision : les féministes ont beaucoup été tournées en dérision. Tant qu’on tourne en dérision ce qu’elles disent, ce qu’elles disent n’a pas de valeur
- La violence ;
- La légitimité : le discours d’en face est illégitime. On voit cela dans toute l’échelle sociale, les arguments biologiques et essentialistes rendent illégitime la demande d’égalité.
On peut travailler sur les privilèges :
- Les privilèges individuels.
Par exemple, on voit bien, si l’on est hétérosexuel, que les tâches ménagères sont dévolues aux femmes. Pourtant, le partage des tâches, c’est (assez) facile à mettre en œuvre. Il suffit de décider de partager. On se rend compte que ce n’est pas si simple car il y a des réflexes conditionnés de part et d’autre et que la remise en question de ces privilèges n’est pas si simple.
C’est un sujet qui est l’objet de beaucoup de tensions dans les couples.
- Les privilèges collectifs.
Il y a en a un qui me semble démesuré c’est la peur de l’agression sexuelle. En tant qu’homme je n’ai aucune idée de l’agression sexuelle. Je peux stationner ma voiture dans un souterrain. Je ne penserai même pas à l’agression sexuelle. C’est un privilège énorme. Or, je ne peux rien faire individuellement. C’est un travail politique et collectif qui peut apporter un changement.
- Les privilèges qui se superposent : la question de la classe sociale.
Selon la place sociale qu’on occupe, on voit bien qu’on peut empiler les privilèges, en tant qu’homme, non handicapé, blanc etc. Allez demander à celui qui est sur l’avant-dernière marche sociale par sa couleur de peau, son nom ou son statut social, d’abandonner sa place à sa sœur ou à sa mère et il vous rira au nez.
- La question des bénéfices secondaires.
Quand on est un homme comme moi accepte de remettre en cause ses privilèges, il reçoit immédiatement des bénéfices secondaires. L’engagement des hommes pour les femmes est à la mode. Pour un homme, il y a aussi beaucoup d’avantages à se présenter comme féministe. On est très forts, comme hommes, pour mettre en évidence le travail qu’on fait « tu as vu j’ai fait le ménage, je suis un type formidable ». SI on s’engage on matière d’égalité on a des bénéfices très importants. Regardez la place que j’occupe face à vous. Si ce n’est pas une rétribution symbolique magnifique, qu’est-ce que c’est ? C’est très important d’en avoir conscience.
Pourquoi changer ?
Si l’on remonte dans le temps, on trouve des hommes qui se sont intéressés à cette question. Le plus connu est Poulain de la Barre. Au dix-septième siècle, cet homme a une sorte de prémonition du concept du genre. Il fait la différence entre ce qui est lié au sexe et ce qui est une expression de ce sexe à travers la culture. Au dix-huitième siècle, on trouve Condorcet qui est beaucoup plus connu. Au 19eme siècle, ils sont plus nombreux et notamment Léon Richer, considérée par Hubertine Auclert comme le père du féminisme français. Il crée des associations et des mouvements. Mais il a aussi été critiqué par les féministes car les femmes lui ont dit : « Tu mets en place un système pour l’égalité et tu en es le leader. »
Trois visions de l’engagement des hommes :
- La vision optimiste : il faut que les hommes s’impliquent dans cette question. Ils ont toute leur place.
- La vision moins optimiste, celle des féministes radicales, qui disent que chaque fois que les hommes se sont engagés, cela c’est mal terminé. Il faut qu’ils restent en dehors, sinon, ils prennent le leadership. L’homme n’est pas un allié dans ce combat. Laissons faire les femmes.
- La vision plus empirique : c’est la tentative d’analyser le comportement des hommes dans les mouvements féministes. Les conclusions des chercheurs donnent plutôt raison aux féministes radicales. Quand les hommes s’engagent dans un mouvement mixte, ils prennent beaucoup de place. Ils prennent beaucoup plus la parole que le poids démographique qu’ils occupent dans les associations. Ils prennent le leadership. Si les bénéfices secondaires se réduisent pour les hommes, ils se désengagent.
Quelle est la place des hommes dans les mouvements féministes mixtes ?
On constate :
- que les hommes prennent plus souvent la parole que les femmes,
- qu’ils recherchent un bénéfice secondaire, une rétribution symbolique,
- quand ils ne trouvent pas là, l’occasion de rencontrer de nombreuses femmes.
Les hommes se désengagent dès que les bénéfices secondaires disparaissent.
Parmi les hommes qui s’engagent pour les femmes, on trouve un déterminisme biographique. Il y a une surreprésentation d’hommes élevés par des femmes. Ce sont des familles où les hommes étaient absents, ou alors, l’homme a été considéré comme la fille manquante de la fratrie, un garçon qui arrive déjà après plusieurs garçons.
Souvent, ils ont été sensibilisés à la question de la domination, par exemple si leur mère a été battue.
Très souvent, ce sont des hommes qui ont un engagement politique qui préexiste.De très nombreux francs-maçons sont engagés au dix neuvième siècle car ils travaillaient la question de l‘égalité. Léon Richer avait fondé avec Maria Deraismes une obédience maçonnique française qui s’appelle « Le Droit humain » qui était mixte dès son origine.
A partir de la fin des années soixante-dix, on observe un engagement à gauche et à l’extrême gauche.
Pourquoi les hommes veulent-ils l’égalité ?
Cette question n’intéressait pas il y a vingt ans. C’est dans l’air. Pourquoi aujourd’hui ? Il y a trois familles d’hypothèses :
- une vision utilitariste : quand les hommes s’engagent pour l’égalité, cela va être bon pour tout le monde. C’est un argument qu’on emploie beaucoup dans le monde du travail. Cela consiste à dire que, quand on nomme des femmes à des postes de responsabilité, l’entreprise va être plus performante et plus rentable. Ce n’est pas l’idée d’aller vers l’égalité pour l’égalité. C’est utiliser l’égalité pour un bénéfice économique. Seul, cet argument ne tient pas.
Si on transforme vraiment la société française pour atteindre l’égalité, les hommes perdront une partie de leur salaire car ils devront le partager avec les femmes, de leur loisirs car ils devront faire des tâches ménagères, ils perdront une partie de leur loisirs car ils devront faire des tâches ménagères, ils perdront du pouvoir dans tous les domaines, politique, religieux, symbolique, dans l’espace privé ou public.
- Une vision idéaliste. Elle consiste à dire « les hommes sont en souffrance » dans le rapport de domination car ils sont aussi enfermés dans des attentes de genre. Donc en se libérant eux-mêmes, ils vont aussi libérer les femmes. Je ne vois pas où est la souffrance des hommes. Qu’elle existe entre hommes, c’est une évidence. La domination masculine se constitue entre les hommes et notamment au moment de l’adolescence. Mais si on rapporte cette souffrance supposée à celle des femmes, cela me paraît insensée comme comparaison. Evidemment les hommes ont le pouvoir, donc ils ne peuvent que le perdre. Dire que ceux qui sont en haut de la hiérarchie sont en souffrance est indécent, la souffrance est du côté du groupe opprimé, les femmes.
J’ai fait deux cents débats dans la foulée de mon film « la domination masculine ». Chaque jour, une femme se levait pour dire « Oui mais quand même vous oubliez de dire que les hommes souffrent ». Je pense que c’est le résultat de la socialisation des femmes à qui on apprend à être toujours attentives à la souffrance de l’autre.
Si on dit à l’homme « oui tu souffres », il ne va pas vous dire que non. C’est une pente glissante sauf si on a eu la chance d’avoir une mère féministe. Cet argument est pernicieux. Quand on commence à voir qu’il y a un problème, on a tendance à s’auto-flageller et à tourner autour de soi. Donc il faut dépasser ce stade. De plus, sur cette question de la souffrance : tout nous pousse en tant qu’hommes à ressentir qu’on devrait être payés en retour.
- La question éthique : cette hypothèse me semble centrale. Il faut aller vers l’égalité parce que c’est plus juste. Pas pour y gagner en tant qu’homme car d’un point de vue matériel les hommes n’ont rien à y gagner. Donc c’est assez décourageant pour les hommes. Mais c’est fondateur d’un socle à long terme.
Le chemin pour arrive à l’égalité :
- L’hypothèse de l’émergence. C’est l’idée que quand deux qualités ou plus s’agglutinent, tout d’un coup émerge une autre qualité qui n’était pas comprise dans celles qui s’étaient rassemblées. Pourquoi, au vingtième siècle, y a t-il eu ce mouvement des femmes et cette transformation en cours de la société ? Pourquoi maintenant ? C’est parce qu’il y a eu précédemment d’autres transformations, le siècle des Lumières, la Révolution française, un autre rapport au concept d’individu, des transformations des modes de production, du nombre d’enfants par famille. Tous ces phénomènes font qu’à un certain moment, dans la société, une qualité émerge : l’égalité devient une sorte d’évidence.
Ce mouvement est inscrit dans la transformation profonde de ce qui sera demain.
En tant qu’homme ou bien l’on se dit qu’on est dans la résistance complète, ou l’on se dit « quelle chance nous avons d’assister à cela ». Je peux décider pour des raisons éthiques, en tant qu’homme, d’entrer dans ce mouvement et essayer d’être dans le train en marche plutôt que sur le quai. Comment avancer quand on est un homme ?
Le but premier est de transformer la société pour des raisons éthiques mais de commencer par se transformer soi-même pour des raisons éthiques parce que c’est juste. C’est une démarche individuelle comme homme. Nous sommes construits socialement pour occuper une certaine place dans la société et bourrés de réflexes conditionnés. C’est quasiment une démarche spirituelle, mais pas au sens religieux du terme.
Il s’agit d’accepter de perdre du pouvoir sur le monde mais de gagner du pouvoir sur soi :
- Observer le monde en mettant des lunettes de genre : en particulier la situation hiérarchique homme / femme qui est injuste. Je peux essayer d’observer pour voir qui dit quoi qui fait quoi en entreprise, en politique à la maison. Qui parle à table ? Qui débarrasse la table ? Qui viole l’autre ? Qui tue l’autre ?
- S’observer soi-même comme homme : regarder comment on fonctionne « comment je suis en tant qu’homme, je suis privilégié dans ce monde ». Les hommes pensent souvent : « Toutes les femmes sont dominées, sauf la mienne ». C’est faux évidemment. On pense que celui qui bat sa femme, c’est le pauvre, l’immigré, le musulman. On ne se remet pas en question soi-même, on voit les modes de domination chez les autres. Se poser la question « Quels sont mes privilèges ? » « Où me suis-je mal comporté ? ». Cette étape peut être faite après avoir pris acte du rapport de domination.
- Mettre en place une stratégie pour changer. comme on est bourré de stéréotypes, ce n’est pas simple. Il faut en parler. On n’a pas vraiment d’intérêt à changer, je me dis aujourd’hui que c’est de l’ordre du travail sur soi. Si je m’améliore moi même, j’améliore un peu le monde. C’est un chemin qui peut être proposé aujourd’hui. On peut travailler sur l’éducation qu’on va donner sur nos enfants. On est au début d’une longue histoire.
Un beau succès pour cette conférence, animée par Agnès de Préville, journaliste et membre du Conseil d’Administration Femmes 3000, qui réunissait plus de 80 personnes (dont 20 % d’hommes). Patric Jean nous a interpellé(e)s. Au sortir de ce rendez-vous, les questionnements et réflexions sont en marche en chacune et chacun d’entre nous.
MERCI pour ce beau rendez-vous.
Pour aller plus loin avec Patric Jean
Site officiel de Patric Jean – cliquez ici
Conférence « les hommes veulent-ils l’égalité » par Patric Jean sur Youtube
« La domination masculine »
Film DVD, de 2009, visionnable sur youtube
Livres de Patric Jean :
– Les hommes veulent-ils l’égalité ?, Belin : commandez-le !
– Pas « client », plaidoyer masculin pour l’abolition de la prostitution, ZéroMacho
Blog de Patric Jean sur Mediapart : lien
Découvrez l’association zéromacho, des hommes contre la prostitution et pour l’égalité dont Patric Jean est porte-parole et cofondateur : cliquez ici
« Conversations avec Françoise Héritier »
Entretiens filmés avec la célèbre anthropologue, une réflexion sur les questions telles que la domination masculine, l’alliance, la parenté, la filiation, le rapport de sexe et de genre, qui a bouleversé la pensée contemporaine, 2016. Pour commander, cliquez ici
Site de Françoise Héritier : lien